Journaliste, illustratrice, critique, Lauren Beukes se fait un nom comme auteure de science-fiction en remportant le prestigieux prix Arthur C. Clarke du meilleur roman de science-fiction en 2011 avec Zoo City paru juste un an plus tôt. Comme elle le dit elle-même, Johannesburg, déjà construite dans l'imaginaire collectif comme la ville de tous les dangers aura servi le roman et c'est sa capacité à mélanger le fantastique et la réalité dans laquelle se côtoient usage des technologies et pratiques divinatoires, ségrégation et ultralibéralisme qui lui auront permis d'emporter la mise. Son succès vient directement en écho à un autre phénomène planétaire : District 9 (2009) du sud-africain Neill Blomkamp mondialisant ainsi la SF sud-africaine.
C'est à Paris en avril dernier où elle était de passage afin de promouvoir sont troisième roman que nous l'avons rencontrée. Lauren Beukes revient sur les raisons qui font de l'Afrique du Sud la figure de proue de la SF africaine. Sur la capacité des auteurs à mettre en jeu l'histoire si spécifique de ce pays, les spectres du passé et ses réminiscences.
Oulimata Gueye
Africa SF, Paradoxa, avec en couverture une image de l’artiste sud-africain Tito Zungu.
" En 2010, Pumzi (2009) de Wanuri Kahiu, premier film kenyan de science-fiction, remportait le prix du meilleur court métrage au Festival du Film Indépendant de Cannes et District 9 (2009) de Neill Blomkamp, une co-production sud-africaine, était en lisse pour quatre Oscars. En 2011, l’américano-nigériane Nnedi Okorafor était la première auteure d’origine africaine à remporter le World Fantasy Award avec Who Fears Death (2010) et la sud-africaine Lauren Beukes était la première africaine a gagner le prix Arthur C. Clarke Award avec son second roman Zoo City (2010). En 2012, Ivor W. Hartmann publiait Afro SF, la première anthologie de science-fiction écrite par des écrivains africains.
Wanuri Kahiu adapte actuellement au cinéma le roman de Nnedi Okorafor; Neill Blomkamp a été promu au rang de faiseur de blockbusters hollywoodiens avec Elysium (2013); Ivor Hartman a en préparation un prochain volume de nouvelles et Leonardo DiCaprio a acheté les droits d’adaptation télé du nouveau roman de Lauren Beukes, The Shining Girls.
Si la science-fiction africaine n’est pas déjà là, elle arrive à grands pas. "
Ces lignes qui servent d’introduction à l’ouvrage Africa SF, paru en octobre 2013 et dirigé par l’universitaire anglais Mark Bould pour la maison d’édition américaine spécialisée dans la science-fiction, Paradoxa, pourraient à elles seules expliquer le pourquoi de ce livre : une actualité de la science-fiction africaine auréolée de succès médiatiques qui élargit les frontières du genre et justifie que des chercheurs et des universitaires se penchent sérieusement sur le phénomène.
Mark Bould pointe d’emblée la difficulté de l’exercice critique dans l’article qu’il consacre à trois romans emblématiques des périodes coloniales, post-coloniales et néolibérales : Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib, La Vie et demie de Sony Labou Tansi et Utopia d’Ahmed Khaled Towfik. En choisissant de les relire à travers le prisme de la science-fiction, l’auteur se demande si il est possible / souhaitable / éthique d’inscrire ces œuvres dans une tradition littéraire occidentale sans procéder tout simplement d’une énième « réappropriation coloniale » : les européens cédant à l’attrait de « l’autre exoticisé » et « les auteurs de la périphérie redéfinissant une production locale à l’aune des gouts de la Métropole »
Pour aborder la SF africaine, il revient donc de se placer dans une perspective historique, d’examiner les rapports avec l’Occident, de penser contre le colonialisme et ses rémanences mais de penser également avec les capacités d’anticipation autochtones avec en toile de fond la globalisation et son modèle économique « star », l’ultra libéralisme.
C’est à partir de ces précautions méthodologiques que la vingtaine (19 précisément) de chercheurs, journalistes, écrivains, artistes a travaillé. Ils offrent de multiples pistes d’interprétations de ce qu’est cette SF africaine, de ses origines jusqu’à ses récents développements ainsi que ses liens diasporiques.
Parmi les nombreux articles tous aussi éclairants les uns que les autres, Malisa Kurtz fait une analyse très pertinente des deux romans cyberpunk de l’écrivaine sud-africaine Lauren Beukes, Moxiland et Zoo City qui fonctionnent comme des grilles d’interprétation de l’Afrique du Sud contemporaine. L’écrivaine se sert de fantômes, de lieux hantés et d'ex criminels « animalés » pour suggérer que dans la société post-apartheid se perpétue sous une forme nouvelle, la dichotomie propre à l’Afrique du Sud : la richesse de quelques uns obtenue par le travail et le maintien dans l’extrême pauvreté de la majorité.
Noah Tsika quant à lui revient sur Kajola (2009) de Omoniyi Akinmolayan qui restera gravé dans l’histoire du cinéma nigérian comme le premier film de science-fiction de Nollywood et la production la plus couteuse à ce jour. Or le film a immédiatement été déprogrammé quelques jours après la projection et est encore invisible à ce jour.
Dans son article l'artiste sud-africaine Pamela Phatsimo Sunstrum, défend l’usage de la SF comme outil créatif et politique permettant aux africains de réinterpréter la mythologie et les savoirs ancestraux, d’analyser le présent et d’imaginer de futurs possibles.
Il ne s'agit là que de quelques exemples, tous les articles sont passionnants car Africa SF participe à la démonstration que dans un monde multipolaire dont l’Occident n’est plus le centre, la science-fiction apparait comme un formidable potentiel imaginaire pour l’Afrique du XXIe siècle.
Oulimata Gueye
Lire également :
Dismantling the Echo Chamber: On Africa SF de Andrea Hairston parue dans la Los Angeles review of books.
Afrique et science-fiction. Un univers en pleine expansion.
Regarder :
Pumzi, le film : http://youtu.be/IlR7l_B86Fc
L’interview de Wanuri Kahiu dans ce blog
District 9, le trailer : http://youtu.be/7EAO96nYGGE